Le peuplement : l’apport de l’archéologie et de la toponymie
Le peuplement et la mise en valeur du territoire guérandais au Moyen Âge central demeurent mal connus : les sources écrites sont rares pour la période étudiée, et les données archéologiques ne permettent guère d’en cerner l’évolution. Au nord de la commune, des formes de parcellaires concentriques, reconnues en photo-interprétation au Rouelleau, à Lannio, à Bouzaire ou à Rosconan, pourraient attester l’existence de zones gagnées sur la lande. Leur forme et leur orientation diffèrent, en effet, de celles du paysage orthogonal aménagé sur le littoral et sur le coteau, probablement hérité d’une mise en valeur plus ancienne. Toutefois, rien ne prouve en l’état actuel des connaissances que ces défrichements aient eu précisément lieu aux XIe et XIIe siècles.
Les historiens qui ont étudié l’Ouest de la France du Moyen Âge central s’accordent désormais pour dire, tout en admettant la disparition de certains sites, qu’il existe une forme de pérennité de l’habitat de la période carolingienne, voire plus ancienne, aux XIe et XIIe siècles. Sur le territoire guérandais, les exemples sont multiples. À Clis, l’aula de Pascuuaten précède un habitat médiéval dense. À Saillé, un prieuré est fondé dans une agglomération vraisemblablement déjà constituée. À Kerbiniou, non loin du faubourg Saint-Michel, des fouilles effectuées en 1998 ont mis au jour un bâtiment sur solin, en petits moellons de granite, daté par la céramique entre le XIe et le XIIIe siècle. Il s’accompagnait, au nord, d’autres vestiges médiévaux insérés dans un maillage relativement dense de grands et petits fossés. Selon les archéologues, sa proximité avec un enclos du IIe siècle témoigne d’une pérennité certaine de l’organisation du paysage jusqu’à la période médiévale.
À défaut de sources écrites ou de données archéologiques suffisantes, la toponymie se révèle riche d’enseignements. Les noms de lieux en Ker-, parfois en Car-, équivalents en zone bretonne des noms en -ière, -erie, -ais/-aie ou Ville- des provinces voisines de langue romane, caractérisent la plupart du temps des zones d’habitat existant aux XIe et XIIe siècles. Employés avec un déterminatif qui est le plus souvent un nom d’homme – Ker-Salio, -Pleso, -Goureden, -Regnaud, -Cabuz, -Huedez, -Savari –, ces toponymes désignent un domaine rural ou une exploitation agricole. Leur apparition se manifeste au IXe siècle et leur emploi se généralise au siècle suivant, pour être bien établi au début du XIe siècle ; il diminue au XIIIe siècle, tout en se poursuivant jusqu’à la période contemporaine : l’étude de ces toponymes demande donc beaucoup de prudence.
Dans le pays guérandais, les toponymes en Ker- et en Car- sont particulièrement nombreux à l’ouest d’une ligne qui relie Escoublac à la Brière et passe la Vilaine entre Férel et Nivillac. Ceux en La Ville- se concentrent essentiellement autour de Saint-Nazaire. Les deux types de formation étant identiques en ce qui concerne tant l’ordre des mots que le sens du premier élément, ils sont donc interchangeables et ont pu, dans certains cas, se substituer les uns les autres, et parfois les ont traduits. Ainsi, l’écart de Kergourdin ou Kergoureden – dont la fondation est probablement à rapprocher d’un aïeul de la famille Goureden, signalée au XIVe siècle à Guérande – est-il désigné sous le nom de Ville Goureden en 1395, puis Kergoureden en 1452.
Cette imbrication fait qu’il convient de considérer ces toponymes comme des formes romano-bretonnes présentes dans une zone mixte où prédomine le français, mais où l’usage de la langue bretonne semble s’être maintenu jusque vers le XVIe siècle.
À l’échelle de la « paroisse primitive » de Guérande, la répartition des noms de lieu en Ker- ou en Car- témoigne de plusieurs tendances démographiques. Elle montre tout d’abord une emprise humaine beaucoup plus complète qu’aux siècles précédents. Les noms en Ker- ou en Car- se répartissent, en effet, du nord au sud du territoire. Cette répartition se calque ensuite sur celle des occupations connues du haut Moyen Âge et notamment sur celle des toponymes en Tré-, en -lis ou en -lan. Ce phénomène est significatif dans la zone bordant les marais salants, mais aussi autour de l’actuel village de Trescalan ou de l’ancienne chapelle de Trémelu. Il suggère une densification de l’habitat autour de ces premiers foyers de peuplement.
Les toponymes en Ker- et en Car- semblent, du point de vue pédologique, avoir nettement privilégié les zones humides, appelées localement noës, formées par les petits ruisseaux à écoulement temporaire issus des failles du socle granitique, et se localisent principalement dans les vallons qui les abritent. Au nord-est, la répartition d’une quinzaine d’entre eux, de part et d’autre d’un talweg prenant naissance à l’ouest du village de Kerhuet, est particulièrement éclairante. Ici, les écarts de Kerhuet, Folhaie, Kerbironné, Trépied, Kergourdin et Kervrenel semblent avoir suivi le tracé du vallon abritant les noës de la Garenne, dont plusieurs embranchements ont probablement déterminé aussi l’implantation des villages de la Duine, Kermarais ou Le Mené. Cette répartition le long des ruisseaux temporaires se retrouve tant au nord qu’au sud, même si dans cette zone elle présente un caractère moins marqué.
Comme l’ont démontré Jean-Max Palierne dans la région du Gâvre, puis Jean Renard dans le nord du Bas-Bocage vendéen, la plupart des écarts du nord de la commune occupent les versants des vallons, et plus précisément les parties hautes de ceux-ci. Cette implantation pourrait avoir répondu à plusieurs intentions : d’une part celle de mettre le village à l’abri des fonds de vallon trop humides et d’occuper ses pentes mieux drainées, d’autre part celle d’utiliser au mieux trois biotopes exploitables, « les basfonds favorables à l’herbe (après défrichement), les interfluves plats à sols frustes où la dépaissance était possible (après défrichement), les flancs des versants, à sols équilibrés, naturellement susceptibles de recevoir des plants cultivés (après défrichement) ».
L’étude du parcellaire autour de Bogat, manoir signalé pour la première fois dans les sources écrites dans le premier quart du XVe siècle, mais dont le toponyme est connu au moins depuis la fin du XIe siècle, est significative. Les villages de Kerbenet et de Kergonan occupent les versants est et ouest du petit vallon abritant la noë de Kerbenet, dont la partie la plus haute et la plus ventée, à l’ouest, accueille le moulin de Gratte-Seigle. Dans leur environnement immédiat se dessine, autour des maisons, une couronne de petits courtils ; vient ensuite une ceinture relativement plus importante de terres labourables aux profils en lanière, tandis que le fond du vallon est occupé par les prés de fauche et les pâtures. La nécessité d’une implantation au cœur même des meilleures terres à exploiter semble avoir été la raison initiale de la construction des écarts. Le réseau routier paraît s’être créé à partir de ces installations médiévales ; par la suite, les nouveaux occupants ont profité des chemins existants pour bâtir leur habitation. Cette hypothèse est corroborée par l’absence d’écarts le long des voies plus anciennes de Guérande à Saint-Nazaire et de Guérande à La Roche-Bernard. La voie romaine impériale Nantes-Vannes, dont le tracé a été reconnu au nord-ouest de la ville, n’a pas non plus attiré l’habitat du XIe au XIVe siècle. Bien que difficilement mesurable, la colonisation rurale apparaît comme un fait de grande ampleur au Moyen Âge central. À l’image de l’Ouest de la France, elle contribue, à la fin du XIIIe siècle et dans les premières décennies du XIVe siècle, à l’avènement d’un monde plein.
Les répercussions dans le monde rural de la fortune de Guérande sous la dynastie des Montfort
L’enquête relative au « nombre des contribuables au fouaige » réalisée en 1392, reprise dans la réformation générale des feux de 1426, permet d’estimer la population du domaine ducal à environ 52 % de la population totale de la paroisse, soit environ 1 700 à 2 400 habitants. Ce chiffre permet d’envisager de manière globale la population résidant dans le monde rural à la fin du XIVe siècle. À cette date, les écarts les plus anciens bordant les marais salants, Saillé, Clis et Quéniquen, demeurent certainement les plus peuplés. Plus au nord, où le maillage des écarts est moins serré, la conquête de nouveaux lieux habités, perçue dans les toponymes en Car- et en Ker aux XIe et XIIe siècles, se prolonge sans doute assez largement aux XIVe et XVe siècles. À l’instar de « Bousere » et de « Méroux », signalés pour la première fois en 1381 et 1393, les sources écrites attestent désormais l’existence de nombreux villages.
Les villages et leurs finages
Un espace encadré
Outre les terres de la « réserve » ou du « domaine réservé », exploitées en faire-valoir direct par le seigneur ou son métayer, les seigneuries sont composées d’une mouvance comprenant l’ensemble des « tenures » paysannes, dont les possesseurs doivent au seigneur des rentes ou cens. À Guérande, le mode de tenue le plus répandu est à cens ou censive. Le tenancier verse un cens auquel s’ajoute parfois un « biein appelee corvee ». Si la corvée est souvent convertie en argent, elle peut aussi consister en la fourniture de bœufs ou de charrettes pendant quelques jours, en charroi de vendanges, en corvée de charrue ou de fanage. À cela s’ajoutent, selon une règle énoncée par un acte du 27 septembre 1460, « saezinne,droit, servitude et obeissance à la court dudict seigneur […] comme seigneur du proche fieff », c’est-à-dire un droit d’autorité du seigneur sur le bien et la personne qui tient le fonds.
Entre les différents tenanciers, des liens peuvent être créés. Des « consorts » ou « freresches », qui peuvent être à base familiale, mettent en valeur une exploitation en maintenant l’indivision des terres afin d’éviter l’émiettement de la propriété. Le cadastre napoléonien conserve parfois le nom de ces parcelles indivisibles, telles « lesFraîchesMargots » au sud du village de Kerlavy, ou encore « les Frerêches », l’une au nord-ouest du manoir de Tréveday, et l’autre au nord-est du village de Folhaie.
À l’échelle de plusieurs villages, le réseau des relations sociales s’appuie sur la frairie. Institution propre à la Bretagne péninsulaire, la frairie est une fraction de paroisse regroupant plusieurs villages ou fermes isolées, centrée sur un écart parfois pourvu d’une chapelle. Si la frairie est d’abord une association à caractère religieux, elle peut dépasser ce cadre pour atteindre une grande convivialité et devenir le lieu d’une forte solidarité. La frairie sert également de circonscription pour le paiement de l’impôt, notamment la dîme et le fouage. Elle peut par ailleurs être un instrument de défense des intérêts communs ou un cadre d’entraide pour certains travaux. Selon Noël-Yves Tonnerre, le fait que les frairies soient fréquemment établies sous le patronage d’un saint breton tend à faire remonter l’origine de certaines d’entre elles à une date relativement ancienne. D’après Henri Quilgars, il existait au XIVe siècle au moins six frairies dans la partie rurale de Guérande, à Careil, Clis, Congor, Quéniquen, Saillé et Trescalan.
Paysage ouvert et bocage
Grâce aux travaux récents des historiens, il est maintenant bien établi que la campagne bretonne n’a pas toujours été une terre de bocage. L’image du pays guérandais brossée par les textes de la fin du Moyen Âge laisse ainsi entrevoir un paysage largement ouvert où les landes et les incultes dominent. Ces terres contrastent avec les parcelles de cultures permanentes, les courtils, entourant les fermes et les villages.
Dues à la pauvreté des sols établis en majeure partie sur des roches anciennes – micaschiste, granite à deux micas, gneiss –, les landes et les incultes, loin d’être des lieux en déshérence, constituent des lieux de pâture essentiels pour l’économie rurale. Riches en matériaux de couverture pour les bâtiments et en litière pour le bétail, ils fournissent aussi du bois de chauffage, un engrais fabriqué à partir d’ajoncs et de genêts, le « frambray », ou encore des abris pour le gibier.
Certaines landes ont pu être d’usage commun à l’échelle d’une seigneurie ou d’un village. Sur la route de Guérande à Saint-André-des-Eaux, au nord du manoir de Bissin, la lande dite de la Commune était considérée au XVIIIe siècle comme appartenant de temps immémorial aux habitants et à la communauté de ville. Au nord-ouest du territoire guérandais, la Grande Brière Mottière forme par ailleurs un immense commun sur lequel les populations alentour disposent d’un droit d’usage. Des lettres patentes du 8 août 1461 évoquent ce droit : « Le peuple [peut aller] à ladite Brière dont ils tiroient les mottes pour le chauffaige et les foings pourleurs bestes, [qu’il va chercher par] les chemins et voye avec beufs et charrettes. ».
L’importance des landes et des incultes sur le territoire ne traduit pas, pour autant, une orientation dominante de l’élevage. Une partie des incultes s’intègre, en effet, dans des assolements céréaliers (seigle, froment, avoine, orge), de légumineuses (fèves, pois) ou linacées (lin, chanvre). Ces usages sont précisés dans la « Très Ancienne Coutume de Bretagne » : les terres nobles sont en « défens » toute l’année de même que les prairies en « défens de plein droit » ; les autres terres ne peuvent être mises en « défens » que de la mi-février à la mi-septembre ; la période d’« yvenage » est réservée à la vaine pâture de la mi-septembre à la première semaine de décembre, et le bétail peut alors être laissé sans gardien.
La vigne, très présente sur le coteau, est cultivée dans le cadre des domaines seigneuriaux, mais elle peut être accensée. À la fin du Moyen Âge, elle est néanmoins encore très largement tenue à complant. Exploités dans le cadre de clos, « deubment plantés, fossés et hayés », que le preneur s’engage à tenir en état, les plants de vigne peuvent se trouver au milieu d’autres terres labourables ou ensemencées. Les grands clos de vigne du territoire étaient le Marsillé, le Clos Saint-Aubin, le Clos-de-la-Motte, près de la ville, et en général toute la partie du coteau comprise entre Guérande, Congor, Clis et Tesson. Une fois récolté, le raisin – essentiellement des cépages blancs – est transféré vers des pressoirs seigneuriaux, tels celui qui est signalé au manoir de Kersalio et celui des chanoines de Saint-Aubin. Les vins guérandais étaient avant tout destinés à une consommation domestique et à un commerce local, avec des circuits de distribution courts, mais à la fin du Moyen Âge est attesté un débouché, bien que très réduit, vers les ports bretons du Blavet.
L’habitat groupé : écarts et hameaux
L’organisation en « rangée » : village-rue ou hameau-rangée
L’une des caractéristiques de l’architecture des écarts guérandais est l’organisation presque systématique des maisons et des fermes en unités d’habitat alignées, les « rangées ». Observés au nord comme au sud de la commune sans distinction, ces alignements, bien connus en Bretagne depuis les travaux précurseurs d’André Meynier, se composent d’une série de maisons en maçonnerie, d’une ou deux pièces d’habitation, entre lesquelles peut prendre place une remise, une étable ou une écurie. Chaque « rangée » peut ainsi comporter deux, trois, quatre voire une dizaine d’unités d’exploitation et atteindre près d’une centaine de mètres de long dans les écarts les plus peuplés.
À Guérande, les écarts peuvent être constitués d’un alignement unique, comme à l’Hôtel-Seignac, de deux, comme à Kerlavy ou à la Duine, ou de plus d’une dizaine dans les gros écarts bordant les marais. Le caractère très dense de cet habitat, avec ses « rues » et « venelles », lui donne alors parfois l’apparence d’un bourg, terme retrouvé dans les textes d’Ancien Régime pour Saillé, Clis et Careil.
La « rangée » peut avoir été construite en une seule campagne et prendre la forme d’une maison double ou jumelle. Elle peut aussi former un groupement construit à partir d’une unité primitive démultipliée avec le temps. À Quéniquen, rue du Tenny, le noyau d’une rangée est ainsi une maison double datée de 1636, située au centre de l’alignement. De part et d’autre sont venus se greffer plusieurs logis dans la seconde moitié du XVIIe siècle, puis au début du XVIIIe siècle. Ce processus se prolongera largement aux XIXe et XXe siècles.
L’une des constantes observées dans la construction des rangées est l’orientation de la façade principale : 60 % des rangées bâties aux XVIIe et XVIIIe siècles sont ainsi tournées vers le sud. L’implantation des alignements prime souvent sur celle du chemin, ce qui a donné naissance à des solutions variées dans l’organisation des écarts. Dans le cas le plus fréquent, la rangée est parallèle à la voie. La rue forme alors la cour et constitue le seul accès aux logis, mais aussi aux étables, dont le fumier encombre alors fréquemment le passage. Les parcelles de jardin, ou courtils, parfois ceintes de murs, prennent place directement à l’arrière du logis. Le choix d’une orientation nord-sud a parfois conduit à disposer la rangée perpendiculairement à la voie. Enfin, une autre solution a consisté à organiser les rangées autour d’une place, ou « placître », constituée par l’élargissement d’un carrefour. Son centre peut alors être matérialisé par une croix et équipé d’un puits et d’un four à pain.
L’origine de l’organisation en rangées demeure mal connue. Elle pourrait être une résurgence d’un mode de construction lié à des conditions de défrichement très anciennes : les lots, ou « alleux » en Bretagne, donnés par un seigneur, correspondant à des bandes de terre perpendiculaires à une voie de communication, progressivement bordées de maisons construites par les défricheurs. Cependant, elle est sans doute plus à rechercher dans un regroupement familial, autour duquel est venue petit à petit se greffer une parentèle plus ou moins éloignée. À Folhaie, un ensemble de parcelles nommé « les Frérêches », terme désignant des terres indivisibles possédées par un même groupe d’exploitants, se situait ainsi à proximité immédiate des rangées d’habitations.
Champs ouverts, landes et pratiques communautaires
À Guérande, jusqu’au milieu du XIXe siècle, la culture des céréales était parfois pratiquée dans des champs ouverts comportant une quinzaine d’hectares, divisés en lanières et ceinturés par une haie commune, un fossé ou un talus les séparant des terres en landes. Dans la presqu’île et en Brière, ces petits openfields, associés aux rangées d’habitations, portaient le nom de « gagneries », de « grées », de « rayages » ou plus simplement d’« îles ». Disparu avec le remembrement dans les années 1980, ce parcellaire est encore observable sur le cadastre de 1819, principalement au nord de la commune.
Autour de l’écart de Sandun, le document conserve ainsi la trame de plusieurs de ces ensembles, nommés la « Petite Grée », la « Grande Grée » ou la « Vieille Grée ». Sur le coteau, ces parcelles ne doivent pas être confondues avec celles, plantées de vigne, qui présentent la même organisation en lanières mais ne répondent pas au même mode d’exploitation.
Récemment étudiée par les historiens, l’exploitation de ce type de parcellaire était très largement basée sur des pratiques communautaires. À Guérande, le terme « chouette » ou « souhaite », qui désignait dans les environs de la Madeleine, jusqu’au XXe siècle, une association d’agriculteurs créée essentiellement en vue de la moisson ou du ramassage de lin, pourrait être une réminiscence de cette exploitation commune des terres.
Les champs ouverts étaient constitués de parcelles plus longues que larges, en lanières, organisées en plusieurs blocs pour favoriser l’assolement. Les procès-verbaux d’arpentage signalent parfois la présence de pierres ou d’arbres ayant pu servir de bornes, mais les limites entre les parcelles étaient généralement matérialisées par une profonde raie de charrue formant rigole. Ces ensembles de terres labourables occupaient principalement les pentes des vallons les mieux exposées et les mieux drainées. Les terres de culture des tenures paysannes étaient encore associées, sous l’Ancien Régime, à de nombreuses landes servant notamment de pacage commun. En 1733 ,l’intendant Jean-Baptiste des Gallois de la Tour fait remarquer que 1 900 arpents de la subdélégation sur 9 590 sont incultes et abandonnés : la plus grande partie sablée par la mer, l’autre en landes. En 1753, Ogée note que Guérande « quoique très peuplé contient beaucoup de landes ». D’après Quilgars, le gouvernement de Louis XVI s’inquiétant de cette situation « fit afféager toutes les parties incultes de la sénéchaussée pour lesquelles il put trouver preneur : les landes de Sandun, des terrains vagues le long de la côte du Croisic, à Trescalan, à Beslon, à Toullan, à Pont-Arm, furent mis en labour ». Les travaux universitaires de Jean-Loup Lecoq sur les afféagements dans le pays guérandais au XVIIIe siècle montrent une réalité plus complexe. Premièrement, afféagement et défrichement ne sont pas directement liés. Sur les 590 journaux de terre afféagés à Guérande au XVIIIe siècle, seuls 480 journaux ont été défrichés. D’autre part, les directives royales n’ont eu qu’un effet limité. Si l’on observe un pic des défrichements après la publication de l’ordonnance de 1768, l’essor des défrichements était bien engagé dès les années 1758, avec une augmentation progressive dans les années 1763-1767. Leur nombre diminue dès 1769, se stabilise jusqu’en 1776 et décroît à nouveau jusqu’à la Révolution. L’évolution des défrichements semble avoir été intimement liée à la spéculation céréalière, notamment sur le froment et le seigle. Ces deux cultures apparaissent, d’après Lecoq, sur 90 % des premières terres ensemencées.
Les défrichements guérandais ont surtout été le fait de la bourgeoisie citadine et de la classe paysanne aisée des laboureurs, parfois regroupés, plus rarement de la noblesse et de ses métayers. Aucune entreprise de grande ampleur, comme celle qui a été envisagée – dans un contexte différent, celui de l’assèchement des marais – à Donges, n’est ainsi à relever. Parmi les défricheurs guérandais, les plus importants ont été le négociant Thomas Larragon, sieur de la Sauldraye (27 journaux et 13 seillons), le sénéchal Henri Le Pelay de Villeneuve (21 journaux et 14 seillons) et François Le Chauff de Kerguenec (15 journaux et 15 seillons).
Comme partout dans la province, les afféagements de landes aux fins de défrichement ne se firent pas sans heurts : le long procès qui opposa en 1753 le seigneur de Careil, Louis-François de Foucher, à la communauté de ville au sujet des landes de Bissin en témoigne. Il aboutit à la victoire de la communauté de ville sur le seigneur afféagiste. Un même contentieux opposa, en 1779, un groupement de soixante-deux paysans à Dominique Le Cosse, un bourgeois parisien, au sujet des landes de Taillefer, situées à cheval sur les paroisses de Guérande, Saint-André-des-Eaux et Escoublac. Relevant du domaine royal, le terrain fut finalement soustrait à Le Cosse par le groupement de paysans – soutenu par un noble local –, qui remporta l’adjudication. Ces deux exemples témoignent de solidarités marquées. À Guérande, depuis le Moyen Âge, elles avaient largement été consolidées par le maillage des frairies.
Le renforcement du rôle de la frairie, ciment du territoire
L’accroissement de la population rurale et la création de nouveaux lieux habités semblent s’être accompagnés de l’augmentation du nombre des frairies : d’après Henri Quilgars, il est passé dans la paroisse de six au XIVe siècle à douze à l’époque moderne.
Jusqu’à la Révolution, les frairies jouèrent un rôle important dans le maillage et l’organisation du territoire guérandais. Elles servaient notamment de circonscriptions pour le paiement de l’impôt, dîme, fouage ou capitation. À partir de 1753, le général de la paroisse s’appuya aussi largement sur ce découpage pour organiser les travaux des grands chemins sous le régime de la corvée. La frairie a aussi pu servir d’instrument de défense de l’intérêt commun. En 1770, les collecteurs des impôts de la frairie de Bogat refusèrent ainsi de lever les fouages, alléguant que ceux de leur frairie avaient déjà été augmentés. En 1789, les habitants de la frairie de Trescalan se sentaient sans doute suffisamment indépendants de la paroisse Saint-Aubin pour déclarer, de manière séparée, leurs doléances aux États.
Des recherches récentes ont établi un lien entre habitat en rangées, pratiques communautaires et existence des frairies. La zone d’implantation des frairies, dans l’actuel département de Loire-Atlantique, se trouvait au nord de la Loire et à l’ouest d’une ligne joignant la bordure orientale du canton de Derval au cours de l’Erdre jusqu’à Nantes, mais on en trouvait aussi dans l’ensemble du Vannetais. Dans ces mêmes zones, l’habitat groupé sous forme de rangées a été dominant.
Dessinatrice-topographe au Service du Patrimoine, Région Pays de la Loire, jusqu'à fin 2020.