Dossier thématique IA44007243 | Réalisé par
Huon Julien (Contributeur)
Huon Julien

Chercheur, Service patrimoine, Région Pays de la Loire.

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  • inventaire topographique, rives de Loire
L'aménagement du fleuve et des rives de Loire de Nantes Métropole : l'invention d'un paysage
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  • (c) Région Pays de la Loire - Inventaire général
  • (c) Conseil départemental de Loire-Atlantique

Dossier non géolocalisé

  • Aires d'études
    Rives de Loire

Sur près de 47 km de long, la Loire traverse 14 des 24 communes de la métropole nantaise. L’histoire de Nantes et de son agglomération s’inscrit donc fortement dans ce paysage fluvial et marque durablement son identité. Nantes doit son développement à sa situation géographique particulière, à la rencontre de la Loire fluviale et de la Loire maritime. Dans cet espace de l’entre-deux eaux, fermé au nord par l’extrémité du Sillon de Bretagne et dominé au sud par plusieurs plateaux, l’écoulement du fleuve de l’amont vers l’aval se heurte à l’énergie de l’onde de marée. Des pointements rocheux émergent dans cette plaine alluviale, soumise à la puissance des régimes hydrologiques, et forment les premières îles de Loire. Au gré des dynamiques de dispersion des vases marines remontant l’estuaire depuis l’aval et des sables d’amont, de vastes étendues alluvionnaires, favorisant l’écoulement des eaux dans des bras secondaires du fleuve, caractérisent la géographie ancienne du territoire métropolitain.

Pourtant, la traduction paysagère de ce territoire de l’eau demeure complexe, mouvante et contrastée. Elle est la somme des effets cumulés de la vie du fleuve et de celle des hommes qui, très tôt, ont cherché à modifier ses contours pour l’adapter aux besoins de chaque époque, en particulier l’amélioration des qualités nautiques jusqu’au port de Nantes. A partir du XVIIIe siècle, les opérations progressives d’endiguement du chenal de navigation et de réunion des îles entre elles dessinent le linéaire des rives de Loire que nous connaissons aujourd’hui.

L’opération d’inventaire des rives de Loire de Nantes Métropole s’est donc attachée à déterminer les dynamiques à l'œuvre dans la construction de ce paysage fluvial. Modelées au fil des siècles, les rives de Loire de Nantes Métropole et leurs multiples aménagements traduisent, de manière particulière, le rapport entre l’homme et son milieu. Dans cet espace à la géographie longtemps incertaine, les processus de transformation du fleuve témoignent également de l’émergence d'intérêts divers, parfois contraires, entre l’État, les besoins du commerce, la science des ingénieurs et les pratiques traditionnelles des sociétés riveraines.

I - Iles et atterrissements

La naissance des îles

A la suite de l’élévation du niveau de la mer durant la dernière transgression marine (vers 5 000 ans avant notre ère), plusieurs affleurements rocheux présents dans la plaine alluviale de la Loire donnent naissance à des îlots. A l’échelle de la métropole, l’îlot de La Saulzaie à Nantes, Trentemoult à Rezé, Port-Lavigne à Bouguenais, les îles de Haute-Indre et Basse-Indre comptent parmi les plus anciens espaces insulaires de l’estuaire de la Loire.

Au fil des siècles, les sédiments et les sables charriés dans l’estuaire par l’action conjointe de la mer et du fleuve s’agglomèrent aux îlots rocheux. De nouvelles îles apparaissent également sous l’effet de l'accumulation des dépôts alluvionnaires s’accrochant à un obstacle comme une épave ou un amas de végétaux. Ces vastes étendues alluvionnaires forment au fil du temps des grèves de sable et de vase couramment appelées “atterrissements”. Leur stabilisation dans le lit du fleuve est favorisée par la colonisation d’une végétation caractéristique des zones humides et résistante aux phases de submersion, comme le jonc.

Au Moyen Âge, le duc de Bretagne est propriétaire de tout îlot formé par les alluvions dans le lit du fleuve, mais les seigneurs locaux se les approprient régulièrement. Le plus souvent mis en fermage, ces terres émergentes insulaires constituent donc une source de revenus pour le duc qui va encourager ses fermiers à fixer ces îles et îlots au dessin incertain. Dans un premier temps par des plantations d’osier aussi appelées luces ou lusses servant à retenir les limons, puis, quand les accumulations sableuses sont stabilisées, par des plantations de saules pour renforcer les rives.

Ainsi, chaque phase de consolidation des rives favorise l’apparition de nouveaux atterrissements. Qu’elles soient situées dans le lit mineur du fleuve, comme l’île la prairie de Mauves - appelée la Hanne au Moyen Âge - ou l’île des Chevaliers, toutes deux situées dans le lit mineur du fleuve, ou dans le lit profond comme la Prairie-au-Duc, certaines de ces îles forment en quelques siècles des territoires couvrant plusieurs hectares. La formation de ces vastes terres insulaires potentiellement cultivables pose inévitablement la question de leur propriété et des revenus qu’elles génèrent. Il s’agit donc pour le Domaine de procéder à l’expertise des îles disséminées dans le lit de la Loire à des fins d’imposition.

Délimitation et arpentage : cartographier les îsles de la rivière de Loire

Le XVIIe siècle est marqué par plusieurs campagnes d’arpentage des îles de Loire. Elles illustrent une stratégie initiée dès le XVe siècle, qui vise à incorporer au domaine royal les cours d’eau navigable, et notamment des éléments situés dans leur lit comme les îles. La gestion progressive des terres de Loire s’inscrit dans une volonté d’accroître sensiblement les revenus du domaine par un système de récupération de taxes. Cette démarche intéressée sur les fleuves et rivières navigables du royaume de France repose autant sur un repérage efficace in-situ des grèves, atterrissements et îles à valoriser, que sur un recensement des anciens droits féodaux s’exerçant sur ces territoires insulaires, le tout consigné dans des procès-verbaux. Ainsi, des commissaires réformateurs accompagnés de géomètres et d’arpenteurs se livrent à des mesures et triangulations pour fixer les limites du rivage et des îles de la Loire.

Pourtant, il faut attendre le milieu du XVIIe siècle pour que les premières représentations cartographiques du chapelet d’îles compris entre les deux rives nantaises de la Loire accompagnent ces procès-verbaux d’arpentage de la Loire. C’est le cas d’Ambroise Grion, un arpenteur-juré originaire de Champagne, qui dresse en 1665 une représentation graphique des îles et îlots depuis Ingrandes jusqu’à Paimboeuf, soit depuis l’océan jusqu’à la limite en les provinces de Bretagne et de l’Anjou. Il y représente une cinquantaine d’îles entre Mauves et le Pellerin, dont quatre soutenant la ligne des ponts de Nantes. Pour chaque île, Grion mentionne la végétation présente qui a permis de fixer et accroître les grèves (osier et saule en grande majorité), sans omettre le type de culture pratiquée lorsque ces espaces ont déjà été valorisés (blé, orge, lin, etc.).

Malgré leur étendue importante (certaines îles nantaises dépassent les 100 journaux de superficie au milieu du XVIIe siècle comme “la prée au Duc”), elles ne forment pas une masse compacte. Il s’agit plutôt d’un ensemble composé de “massereaux” - terme médiéval nantais équivalent aux « broteaux » du Rhône - séparées par des boires, bras d’eau secondaires plus ou moins larges et puissants, qui les isolent les unes des autres. Mais cette vision cartographique offre une image figée d’un territoire caractérisé par sa grande mobilité. Chaque île est un espace en constant mouvement à la faveur de l’accroissement des bancs de sable ou de la constitution de nouveaux amas dans le lit du fleuve. Aussi, les procès-verbaux d’arpentage traduisent cette réalité géographique complexe comme en 1684 où Pierre de Savary, seigneur de Saint-Just et Grand maître des Eaux et Forêts de la province de Bretagne indique qu’ayant “traversé l’île de Redressail du côté de Basse-Goulaine [...], le sieur Gaultier nous a fait observer au milieu du cours d’eau qui passe entre la terre ferme et la dite isle, un amas de sable qui commence à se former vis-à-vis de ladite maison, lequel peut contenir environ deux journaux, lesquels ne sont pas plantés et ne sont d’aucun revenu”, ou que plus en aval “entre la prée de Mauves et l’île de la Guesse un amas de sable s’est formé depuis trois ou quatre ans, lequel est prêt à se joindre à l’île des Plombs”. En 1766, l’abbé Expilly dénombre 132 îles entre Ingrandes et Nantes, et plus de soixante à l’aval de Nantes “tant grandes que petites”.

Des îles habitées et exploitées

Dès le haut Moyen Âge, l’isolement des îles de Loire semble adapté à l’établissement de communautés monastiques. C’est sur le pointement rocheux formant l’île de Basse-Indre, que le moine Hermeland fonde, au VIIe siècle, un monastère à la demande de l'évêque de Nantes saint Pasquier. Ce site accessible en bateau offrait un cadre propice à la méditation et la sécurité de la communauté. De plus, les pentes de la butte rocheuse permettaient une production viticole. A Nantes, les prairies formant la future île de la Madeleine sont choisies en 1119 par le duc Conan III pour y installer un prieuré en faveur de l’abbaye de Toussaint d’Angers. Lieux de prière, les îles de Loire sont aussi des lieux de plaisance à l’image de l'île d’Indret. Comprise dans le domaine ducal depuis le Moyen Age, le duc Jean V y fait construire durant la première moitié du XVe siècle une résidence ducale, probablement un manoir destiné à une occupation saisonnière.

Plus largement, les prairies submersibles formant la plupart des îles de Loire, deviennent des pâturages sur lesquels des communautés de propriétaires ou de locataires font des fenaisons et des transhumances estivales, transportant chevaux et vaches par bateaux ou par la ligne de ponts installées depuis le XIe siècle entre la rive nord et la rive sud de la Loire. Des habitats saisonniers y sont peut-être implantés dès le Moyen Âge et quelques-uns se pérennisent au XVIIIe siècle avec la construction de bâtiments sur les îles Lemaire, Cochard ou sur la prairie d’Amont ; mais, dans leur grande majorité les fermiers demeurent dans les bourgs et villages limitrophes. C’est le cas de nombreux habitants de Saint-Jean-de-Boiseau qui pratiquent sur les îles vis-à-vis des villages de Boiseau et de la Télindière en rive gauche, l’élevage à grande échelle ainsi que la culture du foin et du roseau.

Le colmatage des rives et la navigation

Si les atterrissements forment des îles, ils modifient également les rives du fleuve par colmatage des limons et sables. Ce colmatage est accéléré par les propriétaires riverains qui y plantent osiers et saules afin de provoquer la formation et l’exhaussement des alluvions susceptibles d’être mis en culture à l’insu des agents du domaine. Ces pratiques donnent lieu à des procès lors des campagnes de débornement du domaine royal, rappelant à tous que la propriété des eaux “tirées” du fleuve revient au roi. Le colmatage des rives se poursuit jusqu’au début du XXe siècle lorsque l’administration des Ponts et Chaussées rachète l’île Pivin et colmate la rive jusqu’à l’île de Cheviré avec les produits de dragage du fleuve.

Au-delà des questions de propriété, les atterrissements modifient quotidiennement le paysage fluvial, resserrant le lit du fleuve, transformant les berges au gré des phases de colmatage. Il en résulte une certaine mobilité des îles et des rives qui induit une instabilité hydrodynamique du fleuve : le chenal de navigation est mouvant et d’une profondeur variable, ce qui accroît la dangerosité de la navigation. Pour pallier aux dangers, des balisages sont effectués sur les îles et les rives : au XVIIe siècle, les carmélites des Couëts de Rezé doivent baliser le chenal du fleuve entre l’île Botie et celle de Trentemoult ; en 1805, des arbres sont plantés sur les îles de Loire entre Nantes et Paimboeuf pour baliser cette partie du fleuve et indiquer aux marins la direction du chenal. Ces îles sont donc tout autant une source de revenus que des obstacles nuisibles à la navigation.

La gestion des atterrissements aux XVIIIe et XIXe siècles

Le 21 mars 1758, un arrêt du conseil d’état concède à la ville de Nantes “les atterrissements faits et à faire dans la Loire au-dessus et au-dessous des ponts”. Cette cession est assortie de l’obligation d’utiliser les revenus générés par la vente ou la mise en fermage de ces atterrissements pour des travaux d’amélioration de la navigation. Par cet arrêt, l’Etat abandonne ses prérogatives mais également ses devoirs d’entretien du domaine public et de la voie de circulation de première importance que constitue le fleuve. La ville de Nantes, nouveau propriétaire de toutes les îles consolidées ou en formation et de tous les atterrissements de rive, va dès lors prendre en charge le bornage des îlots, leur attribution par fermage ou par vente ainsi que l’entretien du fleuve depuis Nantes jusqu’à la mer.

Les réclamations pour l’établissement des limites du domaine public fluvial vont durer plusieurs décennies et, en 1822, un État des lais et relais de mer, des îles, îlots et atterrissements dans les fleuves et rivières navigables ou flottables qui existent entre les mains du domaine et de ceux qui ont été concédés avant la publication de la loi du 1er octobre 1790, ou qui étaient usurpés par des particuliers est réalisé par la Direction générale de l’Enregistrement et des Domaines. Entre Mauves et le Pellerin, l’enquête recense une centaine d’îles et atterrissements, et l’ingénieur en chef Joseph-Marie Rapatel expose au Préfet de la Loire-Inférieure que “les riverains de la Loire, interprétant à leur gré la loi sur les alluvions, usurpent sans cesse sur le lit de ce fleuve”. Sous la Restauration, la gestion du domaine fluvial est remise au nouveau service des Ponts et Chaussées. Rapidement, les ingénieurs s’attèlent à cartographier le fleuve et à encourager la consolidation des rives par des enrochements. Les enrochements sont faits par les propriétaires qui demandent à protéger leurs propriétés attaquées par les eaux. Entre 1847 et 1849, une véritable campagne d’enrochements est lancée sur l’intégralité des rives et des îles nantaises. La carte du fleuve se stabilise et les travaux d’envergure des XIXe et XXe siècles vont pouvoir être lancés sur une base solide.

Un réseau de boires et d'étiers

Les atterrissements favorisent la naissance d’un réseau de boires et d‘étiers. Le mot “boire” est un nom commun typique de la zone ligérienne. S’il désigne aujourd’hui des bras morts de la Loire, souvent ensablés ou envasés, remis en eau l'hiver au moment d'une crue, il était naguère utilisé pour désigner les petits bras du fleuve qui divisaient les îles ou les séparaient de la rive. Les boires pouvaient être de grosses dérivations naturelles du fleuve sinuant entre les îles et îlots ou, comme les lônes rhônaises, être alimentées par infiltration depuis la nappe alluviale ou directement par le fleuve en période de crue et former des zones d’eau stagnantes. Les plus petites boires peuvent également être nommées douves, comme celle qui traversait l’île Gloriette jusqu’au milieu du XIXe siècle avant qu’elle ne soit comblée pour l’extension de l’hôtel-Dieu. Ces boires semblent être en eau toute l’année jusqu’au XVIIe siècle, puis, soumises aux inflexions du cours du fleuve commencent à s’assécher lors des périodes d’étiage. Ce phénomène d’exhaussement des boires est largement observable à l’échelle de l’estuaire, notamment à la faveur des grands travaux de chenalisation du fleuve.

Jusqu’au milieu du XXe siècle, les boires principales de la Loire nantaise sont celles des Récollets et de Toussaint qui traversent l’actuelle île de Nantes. Elles sont tout d’abord utilisées pour la mise en valeur des zones agricoles et, en 1770, des digues à vannes sont mises en place sur les deux boires afin d’éviter qu’un courant ne s’établisse, ne corrode les rives et n’enlève une partie des propriétés riveraines et des récoltes. En ville comme dans les zones rurales, les boires offrent aux communautés riveraines des zones propices au travail quotidien : lavage du linge, petite pêche, mégisserie, zone de débarquement des marchandises, refuge pour les bateaux durant les glaces de l'hiver, rouissage du chanvre en amont de Nantes, etc. A Nantes, le processus de conquête des îles par l’industrie va transformer ces boires en égouts à ciel ouvert. Au gré des périodes d’assec, elles dégagent, dès le milieu du XIXe siècle, des odeurs méphitiques. Les habitants demandent leur remise en eau mais l’urbanisation en cours sonne leur glas : leurs lits offrent les futurs espaces de circulation des nouveaux quartiers insulaires. Dès 1847, la boire des Récollets est destinée à être transformée en voie de communication de 20 mètres de largeur. Le comblements des deux boires est à nouveau discuté en 1874. Le comblement partiel de la boire de Toussaint et sa dérivation vers le bras de Pirmil est mis en œuvre à la faveur de la construction du quai des Antilles, à partir de 1903 ; puis les deux boires disparaissent définitivement avec le nouveau plan d’urbanisme d’après-guerre.

Le terme d’étier désigne aujourd’hui un chenal étroit, alimenté en eau de mer, pouvant faire plusieurs kilomètres. Dans la Loire nantaise, le terme - et son équivalent local de “seil” - sont souvent utilisés pour désigner des faux bras qui remontent dans les terres et s’amenuisent au bout de quelques dizaines ou quelques centaines de mètres. Les zones autour des étiers sont généralement marécageuses et, dans l’ensemble les étiers semblent n’avoir jamais retenu l’attention des administrateurs généraux ou municipaux, hormis dans certaines zones de marais (Couëron) où les étiers jouent un rôle majeur en tant qu’artères d’irrigation et de dessèchement des prairies humides. Le port de Nantes les utilise, à l’instar des boires principales, comme port-refuge pendant les périodes de crues ou de débâcles mais ils ne font l’objet d’aucun aménagement spécifique car pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées : "Dans un fleuve à marée, c'est le bras principal qui seul s'entretient naturellement. Tous les faux bras et bras secondaires se colmatent plus ou moins rapidement. L'effet des dragages ne sont que de très courte durée."

L’étier de Mauves et l’étier de Chézine sont les deux principaux du genre à Nantes. Si le second disparaît dès 1740 pour laisser place au quai de la Fosse et aux nouveaux chantiers de construction navale, le premier est chenalisé à la suite de l’installation de la gare d’Orléans et subsiste jusqu’au milieu du XXe siècle. Jadis situé à la confluence de la Sèvre et de la Loire et aujourd’hui disparu, le seil de Rezé - bien que nommé “seil” - n’était pas un étier. C’était une boire, ou peut-être une bifurcation du lit mineur de la Sèvre, née à la suite de l’émergence des îles méridionales de la Loire nantaise et de la modification progressive du point de confluence par l’apparition de nouveaux bancs de sable. Il semble que jusqu’au XVIIe siècle, le seil de Rezé ait été en eau toute l’année. Puis, la baisse de l’étiage permit de le traverser à pied pendant l’été par un gué entre Trentemoult et les Couëts. A la fin du XVIIIe siècle, la construction d’une chaussée submersible entre l’île des Chevaliers et le coteau du Port-au-Blé coupe l’arrivée de l’eau pendant l’été et le seil se comble peu à peu. Au début du XXe siècle, il n’est plus qu’une douve asséchée l’été. Canalisé, il disparaît totalement sous la voie rapide joignant Rezé à Bouguenais en 1951.

II - La ligne de ponts

Il est vraisemblable que la construction d’un ou de plusieurs ponts entre les deux rives sur le site de confluence nantais soit le premier aménagement d'envergure qu’ait connu le fleuve. Titanesque, cet ouvrage est un obstacle dans l’écoulement du fleuve qui va modifier les courants, décupler la force des crues et peut-être favoriser l’amoncellement des sables qui deviendront peu à peu des îles. Il est également au cœur du phénomène de double rupture de charges du port de Nantes : passage infranchissable pour les gros bateaux, les ponts alignés sur deux kilomètres créent la rupture entre Loire maritime et Loire fluviale ; ils permettent également au port de remplir sa fonction d‘échanges entre terre et fleuve en favorisant le transport des denrées jusqu’à Nantes.

La genèse de la construction des ponts est mal connue car les vestiges d’un ou plusieurs ouvrages gallo-romains n’ont jamais été retrouvés. La disparition des traces d’un passage antique est attribuée aux multiples dragages que le fleuve a subi ; elle empêche néanmoins d’affirmer que les ponts furent mis en place dans l’Antiquité. Pour la période du haut Moyen Âge, la physionomie des ponts est également mal connue. Il est possible qu’avant le XIe siècle, le franchissement des deux kilomètres entre les rives Nord et Sud se soit effectué par une chaussée submersible bâtie directement dans le lit du fleuve. Le passage à pied n’aurait donc été possible que pendant l’été. Ce n’est sans doute qu’au XIe siècle que “le pont de Nantes jeté sur la Loire de rive en rive sans interruption depuis Pilemil jusqu’au mur de la ville” a été bâti. Ogée attribue à Charles le Chauve la construction de cet ouvrage cité en 1118 par le duc Conan III dans sa charte de donation au prieuré de la Madeleine. Avec cette donation, le duc transfère à l’abbaye de Toussaints d’Angers, dont dépend le prieuré, l’entretien des ponts de la Loire, tout lui conférant la facilité de prélever dans les forêts ducales tout le bois nécessaire. Si l’abbaye semble s’être acquittée correctement de cette obligation jusqu’à la fin du XIIe siècle, elle délaisse peu à peu ces travaux trop coûteux. En 1397, le mauvais état des ponts pousse le duc Jean IV à les confier au conseil de ville.

A partir de cette époque, c’est donc la ville de Nantes qui veille sur la ligne de ponts et organise son administration pour répondre à cette mission. Le conseil élit un “miseur” - ou trésorier - en charge “ des œuvres et reparacions de ceste ville de Nantes, des ponts de boays et pavez”. Si le miseur doit s’assurer de la bonne utilisation des deniers municipaux, le “gouverneur des ponts” - qui apparaît dans la comptabilité communale dès 1446 - est sans doute chargé de la surveillance des ponts. Il surveille leur état, fait appeler des experts, trouve les matières premières, s’assure que la ville dispose des engins nécessaires et peut-être gère les ouvriers qui réparent les ponts. L’office évolue à la fin du XVe siècle pour devenir celui de “pontonnier en chef”. Enfin, de la fin du XVIe au début du XVIIIe siècle, la ville réorganise sa gestion en nommant un “conducteur des ponts”, architecte ayant la responsabilité technique des ouvrages, et un “contrôleur des ponts” qui surveille les travaux effectués. C’est ainsi, qu’en 1600, “Jean Le Vennyer, maistre maçon et architecte pour la conduite de l’œuvre des ponts” reçoit 100 écus soleil de gages pour les deux années passées tandis que “Pierre Paris, commis contrôleur de l’œuvre et réparation des ponts” reçoit deux écus pour les trois années passées. Au XVIIIe siècle, la mise en place des Ponts et Chaussées par l’administration royale et la définition des différentes catégories de routes fait repasser les ponts sous la responsabilité de l’Intendant de Bretagne qui délègue son rôle au maire de Nantes, “commissaire pour les Ponts et Chaussées”.

L'architecture des ponts

L’expression nantaise “ligne des ponts” transcrit parfaitement l’aspect général de ce franchissement. Les ponts se succèdent depuis la porte de la Poissonnerie sur la rive nord jusqu’à la tour de Pirmil sur la rive sud avec des orientations qui varient selon la position des îlots rocheux. La ligne se compose de ponts dans le lit du fleuve, les boires ou les étiers, et de “chaussées” sur les îlots. Il y a six ponts : celui de la Poissonnerie, celui de la Belle-Croix, celui de la Madeleine, celui de Toussaints, celui des Récollets et celui de Pirmil. Ils sont reliés entre eux par des chaussées mises en œuvre en hérisson sur des talus prenant appui sur les îlots rocheux ou sur des parties exhaussées des îles comme celles de Biesse ou de Vertais.

L’aspect général des ponts est, quant à lui, difficile à connaître car les sources ne concordent pas. En 1466, Léon de Rosmital, en voyage à Nantes, décrit un fleuve “traversé par un pont de pierre” ; en 1483, François II autorise le chapitre cathédral à construire un moulin sur “le pont de pierre où est la Belle-Croix” mais en 1565 Charles IX autorise par lettres patentes la construction de moulins à eau en faisant reconstruire les ponts en pierre. Sur cette question, les spécialités des différents artisans cités dans les comptes des miseurs à partir du XVe siècle apportent un éclairage sur les matériaux en œuvre. Ainsi, les carriers, les “pierraieurs” (sans doute tailleurs de pierre) et les maçons sont fréquemment sollicités au même titre que les charpentiers et les gabarriers dont les bateaux facilitent l’acheminement des matériaux et le travail en sous-œuvre. Certaines mentions des travaux annuels permettent de se faire une idée plus précise de la nature architecturale des ponts. A l’instar des deux exemples reproduits ci-dessous, les archives mentionnent, du XVe au XVIIe siècle, les réparations faites aux tabliers - partie qui supporte les voies de circulation - de bois: “A quatre compaignons de la Saulzaye, pour avoir aidé à rabiller le prochain pont d'emprès la chappelle de Bon-Secours, que les grandes eaux avoint succombé, en faczon quel les bestes chevalines ne pouvoint passer et l'avoir chargé de pierres et de boys, 2s 6d” ; “Le mardy 21 du mois de may audit an 1527, pour la grande inondation de Loyre, qui passoit par sur les pontz de Nantes, furent envoyez les gens qui ensuyvent, pour contregarder et ayder que lesdits pontz ne s'en allassent. A ung sergent et au clerc du greffier d'office, qui furent envoyez à la Basse-Fosse, contraindre les barges pour aller prandre les boys desdits ponts, 6s. A onze hommes, chacun un jour à mectre pierres sur les ponts, 22s.”

Ces textes démontrent que ce sont les tabliers en bois qui sont emportés par la violence des crues et la ville paye des gabarriers pour récupérer les pièces de charpente entraînées jusqu’à Paimboeuf. Il est donc probable que les ponts médiévaux de Nantes aient été des ponts à poutre appuyés sur des piles de pierre et que l’effort de “reconstruction” engagé à la fin du XVIe siècle ait transformé ces ponts à poutre en ponts en arc composés de plusieurs arches en pierre. A partir de 1589, les comptes des miseurs mentionnent des achats de “pierres, chaux, sable et aultres ustencilles” et des “ouvriers, manoeuvres et journalliers qui ont esté emploiés à travailler à tirer de la pierre de Mysérie, qui a esté mise et employée à garnir les chevreaulx qui sont au devant des pilliers du pont de la Magdelaine et Pirmil”. Sur les ponts dont la structure originelle est conservée, on assemble des “pierre[s] froide[s] et billotaige [blocage] le long desdites murettes et parapelz [...] pour les hausser” et les protéger des eaux. Preuve de ces travaux, les premières mentions des “arches” des ponts apparaissent en 1644 lorsque l’une des arches du pont de Belle-Croix doit être rétablie et que les arcs-boutants du pont de Pirmil doivent être re-maçonnées en pierre de grison. Sans doute pour consolider plus encore les ponts à poutre et faciliter le passage, la ville commence à paver les tabliers de bois à une date indéterminée. En 1722, il restait encore deux ponts à paver. Concomitamment à la construction de l’Hôtel-Dieu et aux premières modifications des ponts, la chaussée de la Madeleine est rebâtie par Hélye Brosset, architecte et entrepreneur, entre 1620 et 1645. Également élevée sur des arches de pierre et protégée - à la manière d’un pont - par un parapet, elle traverse presque 500 mètres de prairie submersible. Pour la bâtir, l’architecte utilise la technique habituelle de la construction en bord de Loire en plaçant des pilotis de bois dans le lit du fleuve pour stabiliser le bâti en pierre. Pour réaliser cet ouvrage, la ville achète dès 1620, “473 pieds de bois avec leur écorce [...] pour faire les pilotis des piliers faits de neuf entre la Belle-Croix et le pont de Nantes”.

Au gré des reconstructions, les différents modules qui composent la ligne des ponts vont changer de gabarits créant des goulots d’étranglement au niveau des raccordements. Ainsi, au XVIIe siècle, le chevalier Dubuisson-Aubenay témoigne du fait que la chaussée de la Madeleine est juste assez large pour que “deux chariots se croisent de front” alors qu’elle ouvre sur le pont de la Madeleine qui permet le croisement de “trois à quatre chariots”. Malgré la mise en œuvre d’arches en pierre, les ponts sont sans cesse fragilisés et détruits par le fleuve. Les reconstructions successives jusqu’au milieu du XXe siècle vont affiner la technique de mise en œuvre pour créer des ouvrages plus adaptés au régime très particulier du fleuve.

Rôle économique et stratégique

L’expression “route des ponts” transcrit parfaitement le rôle dévolu à ces ouvrages. Les ponts forment une route continue pour faciliter le transport des marchandises et des hommes d’une rive à l’autre. Comme toute route, celle-ci est en partie bordée d’édifices érigés sur les deux ponts proches du centre-ville (Poissonnerie et Belle-Croix) et sur les îlots rocheux. Sans les ponts, la traversée de la Loire sur le site de la confluence nantaise est presque impossible à cause des courants, des îles et des bancs de sable mouvant : les voyageurs vont embarquer en amont ou en aval pour rallier Nantes après plusieurs haltes comme le roi Charles IX qui monte dans une gabarre à Thouaré pour pouvoir rejoindre Nantes après l’effondrement du pont de Pirmil en 1564. A chaque effondrement d’un pont nantais, du Moyen Age à nos jours, la circulation et l’économie de la région nantaise mais également celles de la Vendée et du Poitou sont perturbées. Les remèdes comme les bacs, les ponts de bateaux ou les ponts provisoires ne peuvent absorber l’intégralité d’un trafic dont l’intensité n‘a jamais cessé de croître.

La ligne des ponts est également un ouvrage stratégique pour Nantes car elle offre un accès rapide et facile à une ville protégée par un fleuve infranchissable. C’est pour cette raison que des portes et des fortifications abritent les entrées de Pirmil, de Vertais, de la Saulzaie et enfin de Nantes. Cet enjeu particulier se lit dans l’annexion par Nantes, en 1792, des faubourgs de Vertais, de Pirmil, de Saint-Jacques et de Dos-D'âne qui dépendaient pourtant de la paroisse de Saint-Sébastien.

III - De la digue au comblement : une histoire du fleuve sur le territoire de Nantes Métropole

Les premiers travaux

Fortunat, évêque de Poitiers, attribue à son contemporain saint Félix, évêque de Nantes de 548 à 582, les premiers travaux du fleuve : "[...] par une digue judicieusement placée, vous ramenez l’écoulement des eaux dans le lit du fleuve [...] la terre s’est élevée en un obstacle inerte [...] et vous dirigez un fleuve docile malgré la montagne [...]”. Au XVIIe siècle, François-Nicolas Baudot, seigneur du Buisson et d’Ambenay, diplomate et érudit qui effectue un séjour à Nantes en 1636, explique que certains de ses contemporains voient dans ces vers la preuve que Félix a détourné le cours originel du fleuve pour le ramener vers le ville, donnant ainsi son angle très particulier au bras nord de la Loire. Pourtant, les quelques vers de Fortunat, s’ils attestent que l’évêque fit réaliser des travaux, ne permettent ni de les situer ni d’en évaluer la réelle importance. En outre, la morphologie de la prairie de Mauves jusqu’au XIXe siècle autorise à douter de cette assertion. La digue citée semble être une levée de terre protectrice contre les inondations, ouvrage fréquent au Moyen Age, et pourrait se situer à Nantes ou à Sainte-Luce-sur-Loire, résidence épiscopale.

Sous le duc Jean IV, des travaux sont effectuées pour permettre “aux chalands d’un tonnage élevés de remonter jusqu’à la ville” et la communautés des marchands fréquentant la Loire - corporation originale regroupant tous les utilisateurs de la Loire depuis Roanne jusqu’à l’estuaire - entretient le fleuve à ses frais ou à ceux des seigneurs péagers. La communauté cure le chenal, crée des chemins de halage et possède un “engin à balisage” installé dans un bateau à tillac pour poser des balises. La pêche occasionne aussi des travaux d’aménagement avec la construction de dhuis ou d’épis dans le bras de la Madeleine, mais également une écluse sur la boire principale de la Prairie-au-Duc. Ces rares aménagements dont certains, en particulier les épis, sont détruits dès 1515 nous rappellent que Nantes est alors un port fluvial desservi par une flotte de batellerie qui s’adapte relativement facilement aux désordres du fleuve. A cette époque l’attention du Duc de Bretagne puis des édiles nantais est fixée sur les ponts fréquemment abîmés par l’eau.

Pourtant, dès le XVIe siècle, l’étiage est si bas dans le bras nord que les bateaux peinent à arriver jusqu’aux quais : en 1624, des mendiants, des femmes et enfants indigents sont employés au désensablement de l’embouchure de l’Erdre. De fait, au début du XVIIe siècle, les marchands de la Fosse demandent à poursuivre les quais jusqu’à l’île Lemaire pour resserrer la Loire et augmenter le tirant d’eau dans le bras nord car les bateaux du commerce transatlantique ne peuvent plus arriver jusqu’au port et sont parfois obligés de s’arrêter à Paimboeuf. Cette demande est la première qui mentionne une relation entre des travaux sur le fleuve et le tirant d’eau. Elle ne sera pas suivie d’effets : il faut attendre un siècle supplémentaire pour étendre le port vers la Chézine à l’embouchure de laquelle le tirant d’eau est suffisant.

Les travaux de l'ingénieur de la Marine Magin (1756-1768)

Nantes est un des principaux ports d’Europe au XVIIIe siècle, c'est pourquoi la prospérité de la ville et de son réseau de ports secondaires est largement dépendante du maintien du grand commerce maritime avec les colonies. Mais la liaison entre l’océan et le port de fond d’estuaire est fortement compromise par l’accumulation des sables qui entravent la navigation dont le tonnage ne cesse d’augmenter. Tout au long de la première moitié du XVIIIe siècle, les difficultés persistent et s’accroissent et, de fait, la navigation est très souvent interrompue : en été lors des basses-eaux et en hiver par les glaces en Loire. L'amélioration de l’accessibilité du port de Nantes devient alors une question partagée mais source de vives tensions au sujet de son financement entre la Communauté de la ville de Nantes et la Couronne. Cette problématique se double d’un vif intérêt de la part des ingénieurs pour remédier à cette situation critique où le fleuve est considéré comme un véritable objet d’étude scientifique. En 1753, à la faveur de la sécheresse, d’anciens épis sont découverts sous le pont de la Madeleine et constituent un nouveau danger pour la navigation dans le port de Nantes. Nommé la même année au poste de lieutenant-général de Bretagne, Emmanuel-Armand de Vignerot du Plessis-Richelieu, duc d'Aiguillon, s'empare très rapidement de la question relative à “l’amélioration de la rivière de Loyre”. Ainsi, avec le concours financier des Etats de Bretagne et du Conseil du roi, il confie à Magin, ingénieur de la Marine, d’entreprendre les premiers grands travaux. Le projet de Magin, présenté dès 1749, consiste à resserrer le lit du fleuve afin de concentrer les eaux d’étiage en un chenal unique. Le dispositif repose donc sur l’utilisation de la force du courant et le va-et-vient des marées pour évacuer les sables obstruant le port de Nantes.

Le système de rétrécissement proposé par Magin et exécuté en partie, dès 1756, par Armand Eustache François Fougeroux de Blaveau, ingénieur du roi pour la marine, se caractérise par la construction de digues s’appuyant sur les nombreuses îles qui parsèment le fleuve à cette époque. Les digues sont constituées d’une double rangée de pieux comblée et talutée de pierres. Ces pierres sont extraites localement dans les carrières accessibles en bateau de Roche-Ballue à Bouguenais ou de la Garenne à Couëron.

A Nantes, l’ingénieur fait élever six digues : deux rattachant la prairie au Duc à la prairie de Biesse et à l’île Cochard, deux entre l'île du Bois Joly, la prairie d’Amont et la prairie de Biesse, enfin deux digues reliant respectivement les îles Beaulieu et de la Turmelière aux prairies d’Amont et de Biesse (IVR52_20004400055VA). Ainsi, par l’empêchement de l’écoulement des eaux dans les boires de Toussaint et des Récollets, la force du courant était rejetée dans trois bras principaux entre les deux rives nantaises. Par la construction de ces digues entre les îles de l’archipel nantais Magin avait pour objectif “de réunir un plus grand volume d’eau à la Fosse”. En aval du port de Nantes, quatre passes difficiles pour la navigation sont identifiées : Chantenay, Bouguenais, la Queue des Plombs à la hauteur de Haute-Indre et Couëron. Magin ayant constaté que “la navigation étant bien mauvaise en 1754 pour venir de Couëron à l’isle d’Indret où il y a une grand dépôt de bois pour la marine du Roy”, huit îles sont reliées par des digues sur une distance de près de six kilomètres entre le village de Port-Lavigne à Bouguenais et le bourg de Saint-Jean-de-Boiseau (IVR52_19954400630XA). Face au constat de la trop grande division des eaux le long de la rive gauche de la Loire, seule la navigation dans le bras nord de la passe de Bouguenais est envisagée et les eaux sont interceptées par deux digues transversales entre l’île Cheviré, l’île Boty et la rive gauche.

La solution de Magin visant à canaliser les eaux de la Loire en un seul chenal a très tôt eu pour effet de former de nombreux atterrissements auprès des nouvelles digues. Dans le but de trancher la question de la propriété foncière de ces nouveaux amoncellements de sables et de sédiments, un arrêt du Conseil du roi en date du 21 mars 1758 ordonne qu’il sera fait concession à la Communauté de Nantes, moyennant une rente annuelle de 10 livres, “de tous les atterrissements occasionnés par les travaux faits et à faire dans la rivière de Loire en-dessus et en-dessous” des ponts de la ville de Nantes, de quelqu’étendue qu’ils fussent, pour en employer le produit à l’entretien des travaux faits et à faire pour améliorer la navigation de cette rivière, avec la faculté de les vendre ou aliéner à son profit”. Pour déterminer et fixer les limites des atterrissements à concéder, un procès-verbal de débornement est réalisé entre 1763 et 1765.

Si les travaux projetés par Magin connaissent très vite les résultats escomptés, ils soulèvent également de nombreuses critiques de la part des usagers du fleuve. Un mémoire de 1769 enregistre les plaintes des capitaines de navires des paroisses riveraines et fait le constat de tensions entre les besoins de la navigation et les revendications des populations riveraines. On peut y lire : “Au résultat, Couëron n'est point encore un port de mouillage. Le passage de la queue des plombs et celui de Chantenay ne sont praticables qu'aux grandes marées pour des bâtiments qui ne tirent que sept pieds. Les gens qui naviguent journellement de Paimboeuf à Nantes, se plaignent de ce que le sieur Magin n'a fait par ses ouvrages que rendre la navigation plus pénible”. De son côté Magin se défend en expliquant que la dégradation des conditions de navigation sur certaines passes est à mettre au compte des États de Bretagne qui “n'ayant rien donné dans le temps pour continuer le travail, on ne peut le faire. Les sables ont été dégradés et on se trouve obligé de faire des travaux considérables pour en faire retenir".

Mal vécues par les populations riveraines, les troubles révolutionnaires sont l’occasion d’acte de vandalisme sur les digues. Ainsi, le 7 octobre 1792, Jacques Le cadre, officier municipal, accompagné de Mathurin Crucy, visite la digue « tenant par ses extrémités audit quartier de Grande Biesse et à la prairie au Duc servant à empêcher le dévoiement vers la prairie d’aval d’une partie de l’eau de la Loire passant par dessous le pont de la Madeleine à lui faire suivre son cours primitif direct et naturel (…) constater qu’environ 19 à 20 pieux ont été coupés et rasés presque au plus bas niveau de la rivière d’où il résulte une brèche par laquelle au moindre flux les eaux peuvent s’échapper avec rapidité dans le lit de l’ancien canal de Toussaint ». Brèche volontaire qui fait suite à la pétition des habitants de Grande Biesse qui estiment que l’assèchement de la boire les prive d’eau et nuit à la salubrité du quartier ; ils souhaitent que le courant soit maintenu dans son état naturel soit 12 à 15 pieds.

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, de nombreux épis et digues sont en mauvais état. En 1806, on signale ainsi treize épis situés sur la rive droite, entre Couëron et Chantenay, qui ne présentent plus que des têtes saillantes de pieux sur lesquels les embarcations s’échouent et “dont la saillie occasionne journellement des accidents”. De plus, la question de la formation des îles et des dangers pour la navigation qu’elles occasionnent est toujours d’actualité. Dans une lettre au Préfet de la Loire-Inférieure, l’Ingénieur en chef du département insiste sur le fait que, dans la Basse-Loire, “les débris accumulés entraînés par les eaux aggravent le lit du fleuve et le rendent d’une navigation difficile. Des îles nouvelles se forment, les anciennes s’agrandissent et élèvent leur sol”.

Les travaux de Lemierre (1834-1840)

En dépit des résultats obtenus à la suite des premiers travaux d’endiguement initiés par Magin, les problèmes d’accessibilité du port de Nantes demeurent, autant pour la navigation au long cours que pour le petit et grand cabotage. Une grande partie des navires ne pouvant dépasser Paimboeuf, il n’est pas rare que les marchandises s’accumulent dans les magasins du port de Nantes lorsque les navires attendent le retour des vives eaux pour monter ou descendre la Loire à pleine charge. A partir de 1826, l’ingénieur Lemierre est chargé d’appliquer, pour la Loire maritime, les travaux d’amélioration de la navigation, principalement entre Trentemoult et Couëron. Il propose au début des années 1830 un projet pour l’amélioration des passes de Chantenay, de la Haute-Indre, d’Indret et de Couëron. Comme Magin auparavant, le principe repose sur l’établissement entre 1834 et 1838 de digues submersibles discontinues en enrochements, renforcées dans le milieu par une file de pieux en chêne. Le tracé des digues vise à régulariser et réduire la largeur du chenal.

En 1835, l’ingénieur Lemierre exprime au Préfet la nécessité d’établir des mesures de police pour empêcher la dégradation de la digue de Trentemoult construite en 1834 pour l’amélioration de la passe de Chantenay. Il est en effet fait constatation d’enlèvement de sable par les pêcheurs de sable de Chantenay, Nantes, Saint-Herblain et Bouguenais “au pied du talus parce que là il est beaucoup plus facile à pêcher que partout ailleurs, et la mettent en péril”, d’amarrage de bateaux, de débarquement de lest, de destruction des plantations d’osiers, de déplacement de pierres par les lavandières, etc. Et d’ajouter : “La digue d’essai de Trentemoult, construite l’an dernier, aux frais de l’Etat, pour l’amélioration de la passe de Chantenay a déjà produit de trop bons effets sur cette passe pour ne pas chercher à en assurer, par tous les moyens possibles, sa conservation”. Les travaux d’endiguement de la Loire sont doublés à partir de 1839 de dragages d’entretien lors des périodes de basses-eaux.

Cependant, Lemierre ne peut empêcher la formation de nouveaux atterrissements et l’ensablement progressif des bras secondaires. Ainsi, vers 1835, deux pétitions sont présentées au maire de Nantes et au Préfet du département de la Loire-Inférieure par près de 200 signataires à la suite de la reconstruction de la digue qui conduit de la Grande Biesse à la Prairie-au-duc, construite au siècle précédent sous les ordres du duc d’Aiguillon. Ces pétitions expriment une inquiétude relative au défaut d’eau dans ce quartier industriel comprenant notamment quatre manufactures d’indiennes. Les divers pétitionnaires (propriétaires, manufacturiers, ouvriers, gabariers, maîtres d’atelier, pêcheurs, etc.) partagent l’idée que la constructions des digues et des barrages sur les bras secondaires est « une grossière illusion », et que « la Loire n’est devenue impraticable, qu’à force d’en boucher toutes les issues ». Puis d’ajouter face au constat de l’accumulation des sables dans le bras de Toussaint que “du quartier le plus florissant des ponts, on aura fait un désert, un endroit infect privé de tout secours". Une quinzaine d’années plus tard, dans un mémoire du Cercle maritime de Nantes sur l’amélioration de la Loire, les membres de la commission expriment sans détour leur point de vue sur les travaux d’endiguement : “Nous partageons la répulsion générale que les marins, mariniers, pilotes, gens de métier enfin, ont toujours manifesté (hélas ! sans succès) pour les digues en pierres jetées au milieu du fleuve [...] Nous sommes ennemis jurés des digues en pierres comme système général et unique pour l’amélioration du fleuve".

Les mêmes craintes sont toujours émises en 1874 dans un rapport de Pichery, inspecteur du service de salubrité : “Après avoir examiné la pétition de MM. Etienne et autres, j’ai visité avec le plus grand soin les boires des Récollets et de Toussaints à mer basse comme à mer haute. J’ai constaté qu’à mer basse, la boire de Toussaint, depuis la rue Mériadec jusqu’au dessus du pont, n’était plus qu’une eau dormante très peu profonde, sur un fond de vase où tous les jours tombent les résidus d’une tannerie ainsi que les eaux infectes chargées de matières animales provenant de la fabrique de colle de M. Bertin, de même que les produits de deux fabriques de bougies, auxquels il faut ajouter les eaux sales et ménagères de tout le quartier. Lorsque l’on songe que dans l’été toutes ces matières infectes resteront dans une eau dormante qui ne se renouvellera qu’en partie seulement dans les grandes marées on est fondé à croire que la santé des habitants du quartier pourrait en être compromise. Tous les inconvénients que je signale dans la boire de Toussaint existaient l’année dernière dans la boire des Récollets avant l’abaissement de son barrage. [...] Les pétitionnaires sont d’autant plus fondés à réclamer qu’avant l’abaissement du barrage des Récollets, ils avaient constamment un petit courant d’eau qui dans les crues devenait un torrent suffisant pour entretenir l’eau un peu propre et un chenal qui permettait à la navigation de s’y faire. Aujourd’hui tous ces avantages sont perdus ce n’est plus qu’une grande flaque d’eau au-dessous de laquelle sur une longueur de 300 m environ, les sables se sont tellement amoncelés qu’on peut traverser la boire sec à mer basse et que les bateaux même à marée haute ne peuvent plus franchir".

Les travaux de Jégou (1859-1864)

L’ingénieur Jégou reprend à partir de 1859, le projet général d’endiguement de la Loire entre Nantes et Paimboeuf. Il propose de compléter le système de digues de Lemierre, mais à la différence de son prédécesseur, Jégou envisage un resserrement du chenal par des digues longitudinales continues et insubmersibles. De Nantes au pellerin, quatre ouvertures sont aménagées dans les digues pour offrir une communication avec les bras secondaires (seil de Rezé, bras de Bouguenais, bras de Saint-Jean-de-Boiseau et du Darau à Couëron). Si ces ouvertures sont pensées par Jégou dans un projet global de régulation hydraulique, elles permettent aussi de ménager les intérêts de la petite navigation locale encore très importante durant la seconde moitié du XIXe siècle et donc de favoriser le mouvement des bateaux. Pourtant, le passage des petites embarcations dans les brèches est bien souvent périlleux, même pour les marins expérimentés, et les accidents nombreux, notamment pendant le jusant, lorsque le courant se précipite avec violence dans les ouvertures réservées dans les digues. Ce projet d'endiguement continu de la Loire maritime cristallise de nombreuses tensions face à “l’intérêt supérieur de la grande navigation”. Les réclamations sont donc fréquentes et relayées auprès de l’Administration par les maires des communes riveraines, comme en 1861 où des pêcheurs de la Basse-Loire “regrettent de voir construire des digues devant deux petites plages situées le long de l’île Cheviré, l’autre sur la rive droite près de Roche-Maurice, parce que ces plages sont commodes pour tirer les filets".

Les résultats des travaux conduits par l’ingénieur Jégou sur l’amélioration des passes de la Loire maritime dans sa partie endiguée entre Nantes et Paimboeuf apparaissent très vite limités, en particulier aux yeux des acteurs du commerce et de l’industrie du réseau portuaire nantais. Ce dernier s’en explique au Préfet de Loire-Inférieure en août 1863 : “Bien qu’un passage difficile subsiste près de la Basse-Indre, l’aspect du profil comparatif dénote une amélioration générale importante. […] Les belles profondeurs que nous avons obtenues au-dessous de Couëron se propageront graduellement vers Nantes. Mais le temps est un élément essentiel du succès. L’expérience du passé montre qu’il serait téméraire de fixer aujourd’hui l’époque à laquelle le travail lent qui s’opère au fond du lit sera parvenu à son terme” et d’ajouter l’année suivante dans un rapport : “La longueur des hauts fonds va sans cesser en diminuant [...], mais l’amélioration est loin d’avoir atteint son terme. Elle s'accroît lentement mais sûrement, et j’ai toujours la ferme confiance que le succès final sera complet” (510 S 4). Force est de constater que les désirs impatients du commerce se heurtent au temps nécessaire pour le fleuve de creuser lui-même son lit entre les digues afin de faire remonter les long-courriers d’un grand tirant d’eau jusqu’au port de Nantes. En plus des retards d’exécution à mettre au titre de certains entrepreneurs et l’épuisement des crédits, l’absence de crues hivernales importantes durant la période des travaux n’aura pas permis à l’ingénieur Jégou de profiter de la plaine puissance de la Loire pour creuser suffisamment le chenal.

Le choix d'un canal latéral

Ouvrage monumental du génie civil, le canal maritime de la Basse-Loire longe la Loire et s’étend sur une quinzaine de kilomètres entre les communes du Pellerin et de Frossay. Sa construction entre 1882 et 1892 s’inscrit dans un contexte de concurrence féroce entre les ports de Nantes et Saint-Nazaire, entre le vieux port de fond d’estuaire et le nouveau port maritime. Face au succès du bassin à flot nazairien ouvert en 1857, il importe, pour la Chambre de commerce de Nantes, de permettre aux navires de grand tonnage de remonter facilement l’estuaire jusqu’au port de Nantes. En effet, la section intermédiaire de l’estuaire, entre le Pellerin et Paimboeuf, est la plus préoccupante pour la navigation durant la seconde moitié du XIXe siècle. Cette époque est alors marquée par de nombreux débats autour des travaux à mener, notamment sur le choix de l’endiguement ou de la canalisation.

La construction de cette voie navigable parallèle au fleuve emploie plus de 1 000 ouvriers et ce chantier pharaonique bénéficie de l’expérience et des techniques employées pour la construction du canal de Suez inauguré en 1869. Fermé à chaque extrémité par une écluse à sas de 169 mètres de long fonctionnant chaque jour et nuit, le canal maritime de la Basse-Loire connut rapidement une activité intense. Le pic du trafic est atteint au tournant des XIXe et XXe siècles : 805 navires de mer fréquentent le canal en 1899, soit 40% du mouvement maritime de Nantes.

Bien qu’ayant participé au relèvement du port de Nantes, le succès est de courte de durée. Du fait de l’évolution des navires marchands et de la forte augmentation de leurs tonnages, le canal se révèle très vite inadapté et la grande navigation est arrêtée dès 1913. Dans les années 1960, de nouveaux aménagements permirent de faire de ce témoin de “l’art des ingénieurs” une pièce maîtresse du système de régulation hydraulique du Pays de Retz.

Les grands travaux du XXe siècle

Au début du XXe siècle, les grands principes de la fin du XIXe siècle sont maintenus : les travaux ont pour but de faciliter la remontée maritime et les effets de la marée dans le bras principal du fleuve. Dans ce but, la loi du 3 mai 1900 autorise les travaux de dragage du bras principal et la construction de quais. Ces principes sont à nouveau réaffirmés dans la loi du 24 décembre 1903 qui déclare d'utilité publique l'approfondissement de la Loire maritime, y compris la section contournée par le canal de 1892. Les travaux à faire doivent donc permettre de conserver l’énergie de l’onde de marée le plus loin possible vers l’amont dans l’objectif du maintien d’une navigation maritime jusqu’aux quais de Nantes. Ces travaux d’amélioration de la Loire comprennent la création d’un bassin de marée en amont de Nantes, le creusement du chenal, la construction et l’amélioration des digues et le rescindement de certaines îles. Afin d’évaluer les effets de ces travaux sur les conditions de navigation, une connaissance détaillée de la marée fluviale apparaît indispensable. A ce titre, il existait, à l’échelle de l’actuelle métropole, deux stations marégraphiques établies depuis 1862, l’une à Chantenay en rive nord et l’autre au Pellerin en rive sud. Afin de compléter ces installations, une troisième station marégraphique est installée à Basse-Indre en 1908 selon le système dit à “courant d’air continu”.

A partir de 1900, le fleuve nantais est régularisé : les îles font l’objet d’un alignement, comme la Prairie-au-duc, dont les rives sont “alignées” par la construction des quais des Antilles et Wilson, ou sont supprimées comme l’île Lemaire en 1902. Parallèlement, tous les deux à quatre ans, des chantiers de dragages ont lieu dans tous les bras du fleuve, mais une attention particulière est portée à ceux de la Madeleine et de Pirmil. Lors de ces campagnes, le sable est dragué jusqu’au pied des quais afin de permettre l’abord facile des navires et l’installation des bateaux fixes. Ces travaux qui creusent de plus en plus profondément le lit du fleuve vont finir par déséquilibrer le régime hydrographique. Le bras nord s’assèche en quelques années et l’étiage est si bas que l’ensemble des pilotis de bois sur lesquels furent bâtis les quais et les maisons de Nantes émergent et commencent à pourrir. En outre, les assecs prolongés vont mettre à jour les vases et les rejets des égouts dégageant des miasmes pestilentiels. Ils accentuent également les difficultés d’accès à l’Erdre. Ne pouvant remédier au déséquilibre, l’Etat prend unilatéralement la décision draconienne de combler les deux bras nord de la Loire nantaise.

Convaincus de l’opposition municipale au projet, les ingénieurs des Ponts et Chaussées décident de ne pas solliciter le financement de la municipalité. Le projet est entériné au niveau national et la ville est mise devant le fait accompli de ce projet indispensable pour « éviter de plus redoutables catastrophes ». Seul maître d’ouvrage, l’administration des Ponts et Chaussées entame le processus par le comblement du bras de la Bourse en 1926. Retenus par des batardeaux métalliques des millions de mètres de cube de sable sont déversés pendant deux ans et rattachent l’île Feydeau et l’ancien rocher de la Saulsaie à la rive. Entre 1928 et 1929, la pointe de l’île Gloriette, qui provoque un rétrécissement du bras de la Madeleine, est rescindée pour permettre de créer une rive continue entre le quai de la Fosse et celui de Moncousu et obtenir un chenal de 150 mètres de large. De 1929 à 1931, le comblement du bras de l’hôpital débute autour du Pont Maudit, puis se poursuit de 1930 à 1936 autour du pont de Belle-Croix. Entre 1931 et 1937, l’île Feydeau est rattachée à l’île Gloriette. Le projet s’achève par le comblement de la partie orientale du bras de la Bourse entre 1938 et 1940.

Après quatorze ans de chantier, Nantes a perdu trois de ses îles principales - Feydeau, Gloriette et Madeleine et a gagné environ 750 mètres de rives. Environ le tiers de sa population qui était quotidiennement en lien avec le fleuve et les îles perd tout rapport à l’insularité et, la moitié de la ligne des ponts - ponts de la Poissonnerie, de la Belle-Croix, de la Bourse et Pont Maudit - qui participait à l’identité de la ville depuis le Moyen Âge disparus par manque d’eau à traverser et ensevelis. Si le comblement des deux bras nord offre à la ville la possibilité de réinventer une partie de son tissu urbain, il crée un traumatisme chez les habitants. C’est alors que commence à apparaître l’idée d’un âge d’or de la “Venise de l’Ouest”. Cet enjolivement et exotisation du rapport à la Loire et du fonctionnement quotidien entre le fleuve et la ville se ressent encore aujourd’hui dans les projets municipaux pour “recréer le lien à la Loire”. Au terme de deux cents ans de transformations intenses du fleuve, le lit de la Loire, au niveau de la confluence nantaise a perdu environ 800 mètres de large. Le fleuve offre aujourd’hui un paysage linéaire typique des cours d’eau chenalisé. Malgré le caractère titanesque des travaux entrepris, l’ensablement n’a cessé de rendre la Loire de plus en plus inadaptée aux navires de gros tonnage. Vingt ans après la fin des comblements, le port de Nantes commence à décliner.

IV - La gestion des confluences

Nantes est installée sur un site de confluence, une zone où plusieurs cours d'eau - la Sèvre, l’Erdre, la Chézine et la Loire - se réunissent. Si les confluents sont souvent des points stratégiques qui offrent de nombreuses possibilités de communication, ils ne sont pas toujours propices à l’installation et au développement d’une ville à cause du risque majeur d'inondations. A Nantes, la confluence n’est presque jamais étudiée, envisagée ou même nommée tout au long de l’histoire. Chaque cours d’eau est envisagé comme un élément indépendant de tout autre système hydrologique. En revanche, les qualités et les défauts de chaque affluent et des différentes embouchures sont bien connus.

Les confluences et le port

Le port maritime de Nantes ayant été concentré sur la rive nord du fleuve jusqu’en 1850, les affluents les plus scrutés sont l’Erdre et, surtout la Chézine.

La Chézine, aujourd’hui canalisée et enterrée, est l’un des principaux facteurs de l’agrandissement du port de Nantes à partir de 1722. Dès 1625, “les navires et autres vaisseaux qui avaient accoustumés de venir de la mer aborder et mouiller l’ancre dans le port et havre de la Fosse n’en peuvent à présent approcher de quatre ou cinq lieues” ; ils sont obligés de mouiller à Chézine où l’embouchure de la rivière éponyme donne de plus grandes profondeurs au fleuve et un étiage plus haut. Cette embouchure correspond également à la jonction entre les trois anciens bras nord de la Loire - bras de la Bourse, de l’Hôpital et de la Madeleine -, le courant y est plus fort. Ce point de confluence va donc être le lieu d’installation du grand port : après la création du quai de la Fosse et celle du quai d’Aiguillon, l’industrialisation de l’île de la Prairie-au-Duc, située face à la confluence, à la jonction des trois bras de Loire va engendrer la construction du quai des Antilles. L’Erdre, pourtant plus grande et plus profonde que la Chézine n’a pas le même destin et le même intérêt pour les aménageurs. Au XVIIe siècle, François-Nicolas Baudot, sieur du Buisson et d’Ambenay, compare en ces termes Loire et Erdre : “[...] il n’y a nul apparence de croire que les Romains eussent basti ou habité une ville éloignée de Loire, grosse rivière saine et salubre, très navigable et utile au commerce de tant de grosses villes qui sont situées dessus, et de tout mer grande et océane dans laquelle elle s’en va rendre et unir au bout de douze lieues, et dont elle reçoit la marée jusques à Toaré, 3 lieues plus avant en terre [...]. Il n’y a pas, dis-je, l’apparence de croire que les Romains eussent basti loin d’une telle rivière, pour bastir sur la rivière d’Ardre boueuse, restagnate, époisse, mal saine et non navigable que de batelets et de bois flottis [...]”.

L’Erdre est une rivière tranquille essentiellement utilisée par la batellerie de commerce local et par les lavandières. Dès le Moyen Age, elle traverse toute la partie orientale de la ville et son marais septentrional - le marais Barbin - est rapidement absorbé par la ville en pleine expansion. Du XVIIIe siècle au comblement du bras de la Bourse en 1926, la confluence de l’Erdre et de la Loire coupe les quais et le front urbain. La différence de niveau entre l’Erdre et la Loire va donner lieu à des aménagements pour faciliter les liaisons batelières mais également réguler le courant du port fluvial. Il est ainsi possible que dès le Moyen Age, des écluses aient été mises en place. Puis, en 1823, une écluse avec une chute de 2,3 mètres et un déversoir fixe de huit mètres est élevée au niveau des halles. En 1912, un barrage mobile remplace le déversoir fixe pour permettre à l’eau de s’écouler plus rapidement en période de crue et protéger ainsi les riverains. Le comblement des bras nord de la Loire va modifier radicalement la jonction entre l’Erdre et le fleuve puisque l’Etat ne peut engager ses travaux que si l’Erdre ne se jette plus dans le bras de la Bourse. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées proposent de dévier celle-ci au bas du cours Saint-Pierre et de l’amener, grâce à un canal souterrain passant sous le cours, dans un bassin clos par une écluse, au lieu où les bras nord de la Loire prenaient anciennement leur source : l’actuel canal Saint-Félix. En substituant un bras de Loire par l’embouchure de l’Erdre, ce projet amène la transformation du fleuve à son paroxysme : un régime hydrographique pensé et créé par l’homme, une nature indélébilement bouleversée.

Comme l’Erdre, la Sèvre vit indépendamment de sa confluence avec la Loire. C’est une voie consacrée à la petite batellerie sur laquelle, durant l’Ancien Régime, un petit port est aménagé à Pont-Rousseau pour décharger des marchandises dédiées au commerce local et au commerce nantais. Mais, contrairement à l’Erdre, le point de confluence de la rive sud est laissé sans aménagement jusqu’à une époque très récente à l’exception de la préservation des atterrissements naturels qui chenalisent l’embouchure de la Sèvre et confortent la bifurcation de son lit mineur vers le seil à partir du milieu du XVIIIe siècle. Le flux de la Sèvre est géré bien en amont par l’écluse de Vertou mise en place sous l’ancien Régime. Ce n’est qu’en 1909 alors que les travaux de régularisation du fleuve ont commencé à déséquilibrer les flux qu’un barrage est mis en place à l’embouchure de la Sèvre afin de retenir l’eau en période d’étiage, de maintenir un niveau d’eau constant dans la rivière et de permettre au port de Pont-Rousseau de continuer ces activités. Simple obstacle en pierre ne dépassant pas la surface de l’eau, le barrage est réparé en 1928. Encore en place en 1945, il est peu à peu laissé à l’abandon et définitivement emporté par la crue de 1962. Ce n’est qu’en 1992 qu’un ouvrage plus conséquent est mis en œuvre. Opérationnel en 1995, le nouveau barrage automatique à trois passes levantes de 21 mètres. Sa passe centrale est navigable tandis que les deux passes latérales régulent le niveau de l’eau en période de crue.

Confluence et communautés riveraines

Les aménagements ou les non-aménagements des affluents mis en œuvre depuis le XVIIIe siècle sur le site de la confluence nantaise ont tous été réalisés pour favoriser l’économie du port de Nantes. Pourtant, ce site est également dangereux pour les communautés car les crues sont fréquentes et souvent mémorables. Certaines, par leur violence, marquent durablement la mémoire nantaise : 1414, 1586, 1650, 1711, 1753, 1831, 1846, 1872, 1879, et 1910, la plus grande crue depuis 1711 ; d’autres donnent lieu à des peurs collectives comme la crue de 1835 à la décrue de laquelle le bruit courut “que ceux qui boivent de l’eau de la Loire en meurt. Sans doute dû aux poissons laissés sur les prairies et qui, en pourrissant, donne une odeur fétide dans les communes rurales.”

Si pour les Nantais les déménagements engendrés par les crues sont rares, la plupart des habitants des îles, et en particulier des îles rezéennes, subissent des dégâts annuels qui les obligent à déménager sur les coteaux pendant les mois d’hiver. En 1650, le curé de Toussaints écrit que les pères Récollets ont été obligés de “quitter leur couvent qui étoit tout noyé et de se réfugier dans Nantes” et en 1673, les habitants de Trentemoult vont valoir qu’ils sont annuellement “obligés audit temps de [l'hiver] d’abandonner [leur île] et de se retirer sur les hauts champs” (AMN B1856). Du XVIIe au XVIIIe siècle, les pêcheries placées sous les ponts sont accusées d’amplifier le phénomène et de fragiliser en outre les ouvrages. Au XIXe siècle, c’est le viaduc de chemin de fer qui, d’après la vindicte collective, porte la responsabilité d’avoir amplifier le phénomène : “les dites crues, depuis la construction des chemins de fer nantais ont atteint des proportions extraordinaires et menacé les villages de la Haute-Île, et de la Basse-Île, la route n°50 a été coupé en plusieurs endroits, en 1879, le niveau des eaux atteignait la même hauteur qu’en 1872 sur la chaussée de Pont-Rousseau tandis que sur les quais de la Fosse et de Richebourg, il était de 0,30 et 0,40 en dessous”.

Du milieu du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, ces habitants demandent régulièrement à être protégés de la violence des eaux à l’instar de ceux qui habitent la rive nord et les îles centrales. L’administration ne cesse de reconnaître la nécessité d’aménager des digues ou des ouvrages pour réguler le flot mais estime que les dépenses seraient disproportionnées par rapport au bénéfice pour le port. Il est vraisemblable que la responsabilité de la violence des crues soit partagée entre les modifications du régime hydrologique du fleuve et la ligne de pont. En effet, avec ou sans pêcherie, la ligne de pont sur le site de confluence constitue depuis sa création un obstacle de deux kilomètres de long en travers du courant. Son impact est si grand qu’au XIXe siècle, le service des Ponts et Chaussées chargé de la surveillance des crues et localisé à Angers surveille plusieurs fois par jour les hauteurs d’eau sur les parapets amont et aval des ponts : la différence de niveau avoisine les cinquante centimètres. Les ponts fonctionnent comme un barrage qui ralentit l’écoulement de l’eau et décuple sa force.

La débâcle des glaces est également une période d’une extrême dangerosité car les blocs déferlent, grâce à des courants très rapides, sur le site de confluence. Plus rares à partir de l’accélération du phénomène de réchauffement climatique, les débâcles sont encore courantes au début XXe siècle. Elles détruisent les bateaux qui coulent dans le port, arrachent les organeaux et fragilisent les quais. Elles emportent également les bâtiments construits sur les îles, les rives et les ponts. Le fleuve dont la puissance est décuplée par la libération des eaux de tous les affluents devient mortel pour les communautés. Pour mettre en sécurité les habitants et déclencher les procédures de secours, des échelles de crues sont installées tout au long du fleuve. A Nantes, l’échelle de la Bourse, qui fait référence en la matière, est tout d’abord placée à la cale des oranges, sur le premier quai de la Fosse, puis sous le pont éponyme à partir de 1725. Après les comblements des bras nord de la Loire, l’échelle est déplacée sous le pont du général Audibert. La mémoire des hauteurs de crues en fonction du zéro de la Bourse conditionne l’intégralité des aménagements portuaires et urbains à partir de 1725.

V - Quel paysage rivulaire pour demain ?

Après trois cents ans de modifications intenses du fleuve par l’amplification de phénomènes naturels tels que les atterrissements et par la modification profonde du régime hydrologique, le paysage ligérien de l’aire métropolitaine nantaise en cette première moitié du XXIe siècle n’a plus rien de naturel. Depuis le milieu du XXe siècle, les grandes manœuvres ont définitivement cessé : malgré des chantiers titanesques menés cycliquement depuis 1753, l’activité du port de Nantes a décliné puis s’est déplacée vers l’aval, rendant inutiles les dépenses d’aménagement sur le secteur nantais. En parallèle du déclin du port, l’usage privé que les industriels et les particuliers faisaient du fleuve s’est également réduit laissant place à une certaine reconquête de la nature sur les rives de Loire. Ainsi, le processus de colmatage des rives est toujours en cours, réduisant année après année le lit du fleuve, après que les anciens enrochements, perrés, cales et estacades aient été colonisés par la faune et la flore. Malgré la re-naturalisation du fleuve, l'objectif d’offrir à la marée un chenal pour maintenir un débit satisfaisant pendant les périodes d’étiage est aujourd’hui largement dépassé : la limite de salinité dépasse Mauves-sur-Loire et ne semble pas se stabiliser, s’enfonçant toujours plus profondément en amont du fleuve. Ce phénomène accentué avec la montée des eaux due au réchauffement climatique va vraisemblablement transformer le paysage rivulaire de l’aire métropole dans le demi-siècle à venir : modification du trait de rive et de l’écosystème, retour des risques accrus de submersion. De manière générale, l’élévation du niveau du fleuve est estimée à 20 centimètres sur l’ensemble de l’estuaire d’ici une dizaine d’années. Cette projection est supérieure à celle du niveau de la mer à cause des aménagements et transformations profondes qu’a subi le fleuve du XVIIIe au XXe siècle : “Les dizaines d'îles et les bras secondaires qui jalonnaient il y a deux siècles l'estuaire entre Nantes et Saint-Nazaire ont disparu au profit d'un fleuve unique, chenalisé et creusé pour faire remonter à marée haute d'énormes masses d'eau portant avec elles les navires venant accoster à Nantes. Le flot [aura] donc moins l'occasion qu'autrefois de s'étendre et de ralentir au contact de vasières et roselières, il monte et descend plus vite. L'estuaire de la Loire ne sert plus d'amortisseur mais au contraire de caisse de résonance aux effets du réchauffement climatique” (entretien Ouest-France 2 septembre 2007). Puisqu’il n’est plus possible d’arrêter cette transformation, le paysage de l’estuaire subit aujourd’hui des modifications douces jusqu’à l’aire métropolitaine pour pouvoir absorber les conséquences des remontées salines plus importantes et des longues périodes de recouvrement des prairies par l’eau. C’est ainsi que les prairies rivulaires se transforment aujourd’hui peu à peu en vasière, que les fosses du chenal sont recomblées et qu’il est envisagé de remettre en eau d’anciens bras morts.

Documents d'archives

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; B 106. Livre des mandements et édits royaux enregistrés dans les séances des semestres, 1770-1776.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; B 891. Carmélites des Couëts, 1558-1611.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; Série B 1895. Domaine de Nantes. Procès verbal des îles de la Loire de Varrade à la mer dressé par R. de Lanjamet, commissaire de la chambre souveraine établie pour la Réformation générale des eaux, bois et forêts de Bretagne afin de réformer les afféagements concédés par les présidents de la Chambre des Comptes et les sénéchaux de Nantes, 1665

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; B 1931. Livre de sentences n° 6 contenant les ordonnances de correction et de réception rendues par les Commissaires réformateurs du papier terrier du Domaine de Nantes sur les productions de titres, 1681-1683.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; B 12861. Réformation des domaines de Bretagne, 1678-1686.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; C 359. Entretien de la navigation de la Loire au-dessus des ponts de Nantes, 1700-1782.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; C 358. Entretien de la navigation de la Loire au-dessous des ponts de Nantes, 1774-1789.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; C 496. Navigation de la Loire, 1738-1771.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; C 498. Navigation en Loire. 1769-1782 : Travaux destinés à améliorer le port de Paimbœuf.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; 509 S 22. Ports. Travaux neufs et d'entretien, travaux de défense, Nantes, 1809-1850.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; 510 S 2. Travaux d'endiguement et de dragage de la Loire-Maritime. Amélioration des accès du port de Nantes, 1800-1838.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; 510 S 3. Travaux d'endiguement et de dragage de la Loire-Maritime. Amélioration des accès du port de Nantes, 1840-1857.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; 510 S 4. Travaux d'endiguement et de dragage de la Loire-Maritime. Amélioration des accès du port de Nantes, 1850-1869.

  • Archives départementales de Loire-Atlantique ; 536 S 1. Alignements généraux (Indre, Nantes, Paimboeuf, etc.). État lais et relais de mer, 1822-1915.

  • Archives municipales de Nantes ; O3 C3 dossier n°4. Atterrissements. 18e siècle.

  • Archives municipales de Nantes ; CC309. Compte des miseurs. 1518-1577.

  • Archives municipales de Nantes ; CC294. Compte des miseurs. 1525-1528.

Bibliographie

  • CROIX, Alain, dir. La Bretagne d'après l'itinéraire de monsieur Dubuisson-Aubenay. Rennes. PUR/SHAB. 2006.

  • LELIEVRE, Françoise. « Entre deux rives et entre deux eaux, l'invention d'un territoire : l'île de Nantes », dans Estuaire, 2015.

  • OGÉE, Jean-Baptiste. Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne. Tome 2.

  • SERNA, Virginie. La Loire dessus dessous, archéologie d’un fleuve, catalogue de l’exposition itinérante présentée au musée de la Loire à Cosne-sur-Loire, et au musée de la marie de Loire à Châteauneuf-sur-Loire, éd. Faton, 2010

Date(s) d'enquête : 2017; Date(s) de rédaction : 2020
(c) Région Pays de la Loire - Inventaire général
Huon Julien
Huon Julien

Chercheur, Service patrimoine, Région Pays de la Loire.

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